Forêt et Faune

Peuples autochtones Baka du Cameroun : mutation de la chasse face aux défis climatiques et aux dynamiques de genre

Cet article présente une analyse issue de la synthèse d’une étude menée entre 2023 et 2025 dans dix villages Baka de Djoum-Mintom, au Sud-Cameroun, par Baltazar ATANGANA, spécialiste en genre et développement. À travers une approche socio-anthropologique, il examine les transformations de la chasse, activité ancestrale et identitaire, face à la sédentarisation, aux pressions environnementales et aux recompositions de genre. Les données recueillies par observations, entretiens et focus groups éclairent la transition vécue par les Bakas, peuple longtemps défini comme chasseur-cueilleur.

Au commencement était la chasse…

La chasse a longtemps été le socle de la vie des peuples autochtones des forêts équatoriales. Elle ne se limitait pas à une activité de subsistance, mais constituait une véritable matrice culturelle, un mode d’organisation sociale et un rapport au monde. Chez les Bakas de Djoum-Mintom, cette pratique était au cœur de l’identité collective. Les récits oraux, les rites initiatiques et les techniques transmises de génération en génération en faisaient un patrimoine immatériel d’une grande richesse. Pourtant, cette activité est aujourd’hui fragilisée. La sédentarisation, les mutations climatiques et les pressions environnementales bouleversent les logiques de chasse et menacent la transmission des savoirs.

Notre étude s’inscrit dans une tradition socio-anthropologique attentive aux dynamiques de changement. Elle mobilise une approche qualitative, fondée sur une triangulation des données. Dix villages Baka ont été étudiés, trois dans la zone de Djoum (Abing-Djoum, Meyos-Obam, Akonétyé) et sept dans celle de Mintom (Akom, Assok, Odoumou, Bemba, Nkolemboula Doum, Zoulabot). Les données recueillies entre 2022 et 2024 proviennent de dix focus groups, d’entretiens semi-structurés et d’observations directes. Elles permettent de mettre en évidence les tensions entre tradition et modernité, entre pratiques ancestrales et logiques nouvelles.

Crédit photo : Carte représentative des villages/ communautés Baka (Djoum-Mintom).

La chasse, mémoire vivante et patrimoine en péril

Les techniques de chasse des Bakas étaient nombreuses et diversifiées. Les arcs et flèches, les lances, les arbalètes empoisonnées, les pièges à fosse ou encore le solé, cachette mystique permettant de traquer les éléphants, constituaient un arsenal riche et symbolique. Ces pratiques étaient accompagnées de rites, de chants et de récits qui inscrivaient la chasse dans une dimension spirituelle. Les anciens interrogés lors de nos enquêtes se souviennent de ces techniques avec nostalgie. Ils évoquent les longues expéditions en forêt, les initiations et les interdits qui structuraient la vie communautaire.

Aujourd’hui, ces savoirs sont en voie d’extinction. Dans les dix villages étudiés, aucun jeune n’a déclaré avoir été initié aux techniques traditionnelles. La chasse se réduit à des pratiques de piégeage, essentiellement pour les petits animaux comme les rongeurs, les primates ou les céphalophes. L’usage du fusil, introduit par les Bantous voisins, s’impose progressivement. Les Bakas, autodidactes, apprennent à manipuler ces armes, mais n’en possèdent pas. Les fusils appartiennent aux Bantous, qui les prêtent ou les confient aux Bakas lors de chasses en commandite. La chasse traditionnelle, autrefois vecteur de cohésion sociale et de transmission culturelle, devient marginale et perd sa dimension patrimoniale.

Sédentarisation et rupture générationnelle

La sédentarisation des Bakas constitue le principal facteur de mutation. Les villes de Djoum et Mintom, autrefois peuplées de 25 000 habitants, comptent aujourd’hui près de 45 000 personnes (PCD Djoum, 2015 ; PCD Mintom, 2015). Cette croissance démographique s’accompagne d’une modernisation rapide : routes pavées, lignes électriques, usines, mines, entreprises forestières et ONG. Les Bakas, insérés dans ce processus, voient leur mode de vie bouleversé.

La transmission des savoirs cynégétiques est fragilisée. Les anciens regrettent que leurs enfants n’aient pas appris les techniques d’antan. Les jeunes reprochent à leurs parents de ne pas les avoir initiés. La chasse n’est plus perçue comme une activité centrale, mais comme une pratique secondaire, parfois exercée en commandite pour des commerçants ou des braconniers. Les expéditions de chasse durent deux à trois jours, les gibiers étant livrés directement aux vendeurs qui attendent à la sortie des forêts. Cette rupture traduit un désenchantement profond. La chasse, jadis culturelle et identitaire, devient une activité économique de rente, souvent illégale et destructrice.

Climat et pressions environnementales : une forêt sous tension

La zone de la TRIDOM (Cameroun, Gabon, Congo), considérée comme un patrimoine mondial de biodiversité, constitue depuis des siècles l’espace vital des peuples autochtones Baka, qui y ont développé une relation de symbiose avec la forêt. Aujourd’hui, cette harmonie est profondément menacée par l’intensification des pressions environnementales. L’exploitation industrielle, le braconnage commercial et la déforestation réduisent drastiquement les territoires de chasse, tandis que les observations de terrain confirment une raréfaction inquiétante des espèces animales. Les chasseurs évoquent la disparition progressive des grands gibiers, jadis abondants, révélant une rupture écologique majeure.

La chasse abusive, alimentée par la demande marchande, fragilise directement la faune. Si cette intensité se maintient, certaines espèces emblématiques pourraient disparaître en moins d’une génération, bouleversant l’équilibre écologique et culturel de la région. Les pistes de chasse, désormais saturées par la présence simultanée des Bantous et des Baka, accentuent la pression sur des ressources déjà fragilisées. La chasse et la cueillette, autrefois pratiques de subsistance respectueuses des cycles naturels, se transforment en activités commerciales dominées par une logique de profit immédiat.

Cette mutation traduit une double tension  : écologique, par l’érosion accélérée de la biodiversité, et sociale, par la compétition accrue entre communautés pour l’accès aux ressources. La forêt, jadis garante de durabilité et de transmission culturelle, devient un espace sous haute pression, où se joue l’avenir des Baka et la survie d’un patrimoine naturel d’importance planétaire.

Genre et recomposition des rôles sociaux

La dimension de genre apparaît comme un prisme incontournable pour saisir l’ampleur des mutations en cours chez les peuples autochtones Baka du Cameroun. Historiquement, la chasse constituait une activité masculine, hautement valorisée comme preuve de bravoure, de compétence et de statut social. Les femmes, quant à elles, étaient reléguées à la cueillette et à la préparation des produits de chasse, inscrites dans une division sexuée des tâches qui structurait l’identité collective.

Avec la sédentarisation et l’introduction progressive de l’agriculture, cette organisation se recompose en profondeur. Les femmes Baka s’investissent désormais massivement dans les champs, cultivant le cacao, le plantain et divers vivriers, devenant ainsi des actrices centrales de la sécurité alimentaire et de la diversification des ressources. Les hommes, de leur côté, s’orientent vers la chasse commerciale ou vers des activités ponctuelles et risquées, telles que le « war-rapt »(warap), consistant à transporter illégalement du bois ou du sable. Cette redistribution des rôles traduit une adaptation contrainte aux pressions économiques, aux mutations environnementales et aux logiques marchandes.

Mais cette recomposition ne se limite pas à une simple réorganisation des tâches  : elle fragilise les identités traditionnelles et génère de nouvelles tensions sociales. Le genre devient une clé de lecture des recompositions culturelles, révélant à la fois la perte de repères anciens et l’émergence de nouvelles formes de résilience. Les femmes, autrefois confinées à la sphère domestique, s’affirment désormais comme piliers de la survie communautaire, porteuses d’une capacité d’adaptation qui redéfinit les équilibres sociaux.

Ainsi, la mutation des rôles sociaux chez les Baka illustre la complexité des dynamiques de genre  : entre continuité et rupture, entre fragilisation des identités masculines et empowerment féminin, elle met en lumière les tensions et les potentialités qui accompagnent les transformations culturelles et économiques dans le bassin du lac Tchad.

Santé et vulnérabilités nouvelles

Crédit photo : Un Baka de retour de chasse, Djoum, 2023

La transformation des pratiques cynégétiques chez les peuples autochtones Baka du Cameroun révèle une dimension sanitaire critique. Les chasseurs rapportent de plus en plus la découverte d’animaux malades ou morts, parfois consommés ou vendus malgré les dangers. Ces comportements, liés à la précarité et à l’ouverture aux circuits commerciaux, exposent directement les communautés à des zoonoses graves. Les épidémies d’Ebola en 2012 et de Marburg en 2022 dans la région rappellent la gravité de ces menaces.

La manipulation des carcasses sans protection, les blessures lors du dépeçage et le contact direct avec le sang animal transforment la chasse en vecteur potentiel de crises sanitaires majeures. Ce qui fut jadis source de subsistance et de fierté culturelle devient désormais une porte d’entrée pour des épidémies dévastatrices.

Au-delà de la perte culturelle induite par la sédentarisation et l’intégration dans les logiques marchandes, c’est une vulnérabilité accrue qui se dessine  : celle d’une population déjà marginalisée, placée en première ligne face aux risques sanitaires globaux. Les Baka, fragilisés par l’exclusion sociale et économique, voient leur santé et leur survie menacées par l’intersection des mutations écologiques, sociales et commerciales.

Agriculture comme alternative de résilience

L’agriculture ne remplace pas la chasse sur le plan identitaire, mais elle offre une voie de diversification et de survie. Dans les villages étudiés, nous avons observé que les champs, bien que modestes, deviennent des espaces d’apprentissage collectif. Les hommes et les femmes Baka s’y investissent, souvent en parallèle de leurs activités de chasse ou de petits travaux ponctuels. Les cultures de cacao et de plantain, introduites par les Bantous voisins, sont désormais adoptées par les Bakas. Cette appropriation traduit une volonté d’adaptation et une recherche de stabilité alimentaire.

Les coopératives agricoles émergent comme une innovation sociale. Elles permettent aux Bakas de travailler en groupe, de mutualiser les efforts et de bénéficier d’un soutien institutionnel. Ces initiatives, encore fragiles, témoignent d’une capacité de résilience. Elles montrent que les Bakas ne se contentent pas de subir les mutations, mais qu’ils cherchent à inventer de nouvelles formes de subsistance. L’agriculture devient ainsi un espace de recomposition sociale, où les rôles de genre se redéfinissent et où les jeunes trouvent une alternative à la chasse en déclin.

Vers une transmission renouvelée

Notre étude met en évidence que la chasse chez les Bakas de Djoum-Mintom illustre les tensions entre tradition et modernité. La sédentarisation, le climat et les rapports de genre redessinent les contours de cette pratique ancestrale. La chasse traditionnelle tend à disparaître, mais elle laisse place à de nouvelles formes d’adaptation. L’agriculture, la recomposition des rôles sociaux et l’émergence de coopératives témoignent d’une volonté de résilience.

Le défi est désormais de préserver les acquis culturels et environnementaux des peuples autochtones, tout en leur offrant les moyens de s’inscrire dans un monde en mutation. L’État, les organisations de la société civile et les institutions religieuses doivent accompagner cette transition. Il ne s’agit pas de maintenir les Bakas dans une logique d’assistanat, mais de favoriser leur autonomie et de soutenir la transmission des savoirs. La chasse, en tant que patrimoine immatériel, mérite d’être protégée et valorisée. Elle doit être reconnue comme une richesse culturelle, même si ses pratiques évoluent.

Les générations futures doivent pouvoir comprendre et s’approprier l’histoire de leurs ancêtres. La transmission ne peut se limiter à la reproduction des techniques anciennes. Elle doit intégrer les mutations en cours, les nouvelles pratiques et les enjeux contemporains. La chasse, même transformée, reste un symbole identitaire. Elle incarne la mémoire d’un peuple et la relation intime qu’il entretient avec la forêt.

Pour que la forêt parle encore

Nous avons montré, à travers cette étude menée dans dix villages Baka de Djoum-Mintom, que la chasse est en transition. Elle passe d’une pratique culturelle et identitaire à une activité marginale, influencée par la sédentarisation, les pressions environnementales et les recompositions de genre. Les données recueillies entre 2023 et 2025 révèlent une rupture générationnelle, une raréfaction des espèces et une vulnérabilité accrue face aux crises sanitaires. Elles montrent aussi une capacité de résilience, à travers l’agriculture et l’organisation collective.

La chasse chez les Bakas n’est pas seulement une activité économique. Elle est un patrimoine immatériel, une mémoire vivante et une identité en mutation. Sa transformation reflète les tensions entre tradition et modernité, entre subsistance et commerce, entre culture et adaptation. Elle pose des questions fondamentales sur la place des peuples autochtones dans un monde en changement, sur la préservation des savoirs et sur la transmission des héritages.

Il appartient désormais aux acteurs institutionnels, aux organisations de la société civile et aux communautés elles-mêmes de construire des stratégies de préservation et de transmission. La chasse, même en déclin, reste un symbole fort. Elle doit être reconnue, protégée et valorisée, afin que les Bakas puissent continuer à se définir comme un peuple riche culturellement, capable de s’adapter sans perdre son identité.

Baltazar ATANGANA

Gender Advisor

noahatango@yahoo.ca

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