Baltazar ATANGANA : Les féminicides ne sont pas reconnus comme des crimes spécifiques
Au Cameroun, la qualification des féminicides en meurtres ordinaires, participe à une certaine banalisation institutionnelle. Dans le pays, ces crimes qui visent particulièrement les femmes sont en augmentation. Entre janvier et mai 2025, 28 féminicides ont été recensés par le collectif Stop féminicides 237. En 2023, le ministère de la promotion de la femme et de la famille avait enregistré 57 cas contre 76 l’année suivante. Parmi les facteurs qui contribuent à leur récurrence, la construction des rapports hommes-femmes fortement imprégnée de hiérarchies de genre légitimées par les traditions patriarcales, selon Baltazar Atangana. Au-delà du constat, l’expert en genre propose des solutions qui s’inscrivent dans une approche intégrée, articulant réforme juridique, transformation sociale et renforcement institutionnel.

Quels sont les facteurs sociaux, culturels et économiques qui contribuent à la récurrence des féminicides au Cameroun ?
La récurrence des féminicides au Cameroun s’inscrit dans un faisceau de déterminants structurels enracinés dans les dynamiques du patriarcat, de l’iniquité socioéconomique et du déficit de normativité juridique sur les violences genrées. D’un point de vue socioculturel, la construction des rapports hommes-femmes est fortement imprégnée de hiérarchies de genre légitimées par les traditions patriarcales, renforcées par des pratiques coutumières qui délégitiment la parole féminine, naturalisent le pouvoir masculin et invisibilisent la violence conjugale. À ce titre, des éléments tels que le mariage précoce, la dot perçue comme transfert de propriété, ou la limitation de la mobilité féminine dans l’espace public, participent à la reproduction d’un ordre sexué propice à la violence létale contre les femmes.
Économiquement, la dépendance financière d’un grand nombre de femmes à leurs conjoints, combinée à leur surreprésentation dans le secteur informel (près de 90 % selon l’INS), accroît leur vulnérabilité dans des relations de domination marquées par une impossibilité de recours ou de sortie. À cela s’ajoute un déficit d’accès à la justice, où l’intermédiation sociale prime souvent sur la sanction judiciaire, et où les féminicides ne sont pas reconnus comme des crimes spécifiques mais requalifiés en meurtres ordinaires, ce qui contribue à une certaine banalisation institutionnelle.
Comment les lois et les politiques camerounaises traitent-elles les féminicides, et quelles sont les limites de ces lois et politiques pour prévenir et punir ces crimes ?
Le système juridique camerounais aborde le féminicide de manière implicite, sans reconnaissance légale du terme ni de son caractère genré et systémique. Le Code pénal incrimine l’homicide, les coups mortels, les violences conjugales et le viol, mais ne les rattache pas à une perspective de genre, ce qui limite l’analyse juridique de ces actes comme faisant partie d’un continuum de violences masculines contre les femmes. Cette absence de typologie spécifique induit une invisibilité statistique du féminicide, qui n’apparaît pas dans les bases de données judiciaires ou policières, rendant difficile toute planification préventive fondée sur des données probantes.
En outre, malgré l’existence de cadres de référence internationaux ratifiés par le Cameroun (notamment le Protocole de Maputo et la Convention CEDAW), leur intégration dans les politiques publiques demeure fragmentaire. Le manque de transversalisation du genre dans les politiques judiciaires, la faible formation des magistrats et officiers de police aux violences sexospécifiques, ainsi que l’absence de guichets spécialisés pour les victimes, traduisent une volonté politique encore hésitante. L’inapplication des peines prévues ou la résolution extrajudiciaire des affaires par « arrangement familial » fragilise la capacité dissuasive du droit.
Le Code pénal incrimine l’homicide, les coups mortels, les violences conjugales et le viol, mais ne les rattache pas à une perspective de genre, ce qui limite l’analyse juridique de ces actes comme faisant partie d’un continuum de violences masculines contre les femmes.
Comment les féminicides affectent-ils les femmes et les filles au Cameroun, et quelles sont les conséquences à long terme pour les victimes et leurs familles ?
L’impact des féminicides dépasse la dimension immédiate de la violence physique : il s’agit d’un traumatisme sociétal. Sur le plan familial, la perte d’une mère, d’une sœur ou d’une fille constitue une rupture affective irréversible, souvent aggravée par l’absence de prise en charge psychosociale des proches. Les enfants orphelins de mères victimes de féminicides sont fréquemment exposés à la déscolarisation, à la précarité et à une transmission intergénérationnelle du traumatisme.
À une échelle plus large, les féminicides renforcent un climat de peur et d’auto-censure parmi les femmes, limitant leur présence dans l’espace public, leur capacité à revendiquer leurs droits, ou à quitter des unions violentes. Symboliquement, ils incarnent l’ultime expression du contrôle patriarcal : dire aux femmes que la désobéissance, l’émancipation, ou l’autonomie peut mener à la mort. Sur le plan macro-social, cette normalisation de la violence entrave les efforts de développement inclusif, fragilise la confiance citoyenne dans les institutions et perpétue une culture de l’impunité.
Quelles sont les solutions proposées par les experts et les organisations de défense des droits des femmes pour prévenir et combattre les féminicides au Cameroun, et comment peuvent-elles être mises en œuvre ?
Les solutions prônées s’inscrivent dans une approche intégrée, articulant réforme juridique, transformation sociale et renforcement institutionnel. D’abord, plusieurs coalitions féministes plaident pour une loi-cadre nationale sur les violences basées sur le genre, qui introduirait une définition du féminicide, des mesures de prévention, de protection et de sanction, à l’instar des lois mises en place au Mexique ou en Afrique du Sud.
Ensuite, la création d’un observatoire national des féminicides, adossé au MINPROFF, permettrait de produire des données désagrégées, d’identifier les zones à risque et de calibrer les réponses. À cela s’ajoute la nécessité de former systématiquement les magistrats, policiers et personnels médicaux à la prise en charge genrée des violences, d’instituer des cellules d’écoute multisectorielles, et de garantir un accès universel à des refuges pour femmes en danger.
Enfin, les approches les plus innovantes insistent sur la transformation des normes sociales de genre, à travers l’éducation, l’implication des hommes dans les programmes de prévention, et la mobilisation des leaders traditionnels et religieux pour déconstruire les mécanismes de domination. La lutte contre les féminicides ne peut être que systémique, multisectorielle et ancrée dans une volonté politique affirmée.
la création d’un observatoire national des féminicides, adossé au MINPROFF, permettrait de produire des données désagrégées, d’identifier les zones à risque et de calibrer les réponses. À cela s’ajoute la nécessité de former systématiquement les magistrats, policiers et personnels médicaux à la prise en charge genrée des violences…
Quel rôle les médias et la société civile jouent-ils dans la sensibilisation et la prévention des féminicides au Cameroun, et comment peuvent-ils être renforcés ?
Les médias et la société civile camerounaise ont, ces dernières années, accru leur mobilisation autour des féminicides, en documentant les cas, en donnant une voix aux survivantes et en créant des espaces de plaidoyer citoyen. Des initiatives telles que #StopFeminicides237, des récits interactifs sur les réseaux sociaux, ou les chroniques d’ONG comme ALVF ou FAVIDA, permettent de reconfigurer le débat public et de produire une indignation sociale, condition indispensable à toute transformation normative.
Cependant, leur rôle demeure ambivalent. D’un côté, la société civile agit comme force de veille, d’éducation populaire et de pression sur les pouvoirs publics. De l’autre, les médias traditionnels, parfois mal formés aux enjeux éthiques du traitement des violences, reproduisent des discours sensationnalistes, victimisants ou justificatifs. Pour renforcer leur impact, il est essentiel de promouvoir la formation des journalistes à une approche éthique et genrée, de développer des outils de monitoring communautaire, et d’institutionnaliser des espaces de dialogue réguliers entre société civile, médias, et institutions judiciaires.
Entretien réalisé par
Nadège Christelle BOWA