Amber Cripps : Penser le genre et l’épidémiologie en contexte de crise
Anthropologue franco-britannique, Amber Cripps allie le genre, le terrain et l’engagement politique dans des contextes de crise. Ses interventions en santé publique, urgence humanitaire et développement témoignent d’une capacité à renouveler les approches méthodologiques et à transformer les rapports de pouvoir. Dans cet entretien avec Baltazar ATANGANA, elle revient sur ses récentes missions au Mozambique, à Madagascar et aux Comores, pour mieux expliquer les défis et les stratégies de son approche.
Votre parcours semble tissé d’engagements pluriels, entre anthropologie critique, expertise genre et immersion terrain. Si vous deviez déconstruire votre propre trajectoire, quels fils rouges et quelles ruptures la structurent ?
Le fil rouge de mon travail est double : premièrement donner une voix aux personnes qui souvent sont mises de côté, pour qui on décide à leur place ce qui leur serait bénéfique. Dans ce sens, pour moi l’anthropologie vise à faire le chemin inverse de la sensibilisation utilisée dans de nombreux projets : elle vise à s’assurer que les projets comprennent mieux le quotidien, la logique, la façon de voir et de faire des personnes avec qui elle travaille pour favoriser une meilleure prise en compte des contraintes qui expliquent souvent la non concordance des pratiques avec le « changement de comportement » souhaité par le projet (un terme qui peut d’ailleurs avoir des connotations néocoloniales). Le deuxième axe, étroitement lié à ce premier axe, est un aspect plus opérationnel de valorisation des savoirs et capabilités des femmes en situation de précarité et des équipes qui travaillent auprès d’elles. Il s’agit de rendre explicite l’implicite : toutes les petites stratégies de contournement des défis, de résilience au quotidien.
Comment articulez-vous les dimensions biologiques, sociales et politiques de la vulnérabilité dans vos diagnostics genre en contexte épidémique ?
Il s’agit pour moi de partir du vécu personnel des personnes rencontrées : femmes, hommes, filles, garçons, leaders, professionnels, équipes. L’objectif est de comprendre le pourquoi du comment : les facteurs d’influence des comportements, attitudes et savoirs. Par exemple, lors d’une mission récente au Mozambique sur la santé et le genre, avec ma collègue Chiarella Mattern, on a cherché à comprendre les facteurs déterminant le parcours de soins : est-ce le fait d’habiter loin qui fait qu’on ne va pas au centre de santé ou est-ce plutôt qu’on sent une plus grande proximité sociale avec les tradipraticiens du village? Est-ce le coût qui est un frein ou plutôt le fait les hommes priment dans la prise de décisions financières ? Qu’est-ce qui constitue des soins de qualité selon les femmes, les hommes ? En décortiquant le vécu sans jugement, on arrive à une meilleur compréhension des causes profondes, des logiques qui animent les parcours de soins.
Est-ce qu’une femme qui a 11 enfants au Mozambique et qui travaille dans le champ familial sans rémunération dans un contexte où l’homme prend la majorité des décisions pourra se rendre au centre de santé, parfois éloigné, dès l’apparition des premiers signes de maladie chez son enfant ? Probablement qu’elle devra attendre que son mari rentre le soir du travail pour en parler avec lui, et qu’il accepte de lui donner de l’argent pour le transport et pour les frais de santé et donc n’y aller que le lendemain. Comment les femmes ne sont pas des victimes mais des actrices qui arrivent à contourner cette situation fait également partie de l’approche genre.
L’approche genre vise pour moi à identifier les besoins et les contraintes différenciées tout en valorisation les stratégies de contournement existantes (chez les femmes et les hommes, chez les équipes) – éviter le stéréotype de la femme victime, encourager l’empowerment. Par ailleurs il s’agit de ne pas penser que femmes, les hommes peuvent également avoir des vulnérabilités et besoins spécifiques, ils peuvent également être acteurs dans la création d’un espace facilitateur pour un changement social. Il s’agit d’identifier la marge de manœuvre et de commencer par les petits gestes plus socialemment acceptables pour encourager une plus grande co-responsabilité en santé – souvent sur la base du bien être des enfants.
Dans vos expériences de terrain, comment évitez-vous que l’approche participative ne devienne un simple outil de légitimation institutionnelle, sans transformation réelle des rapports de pouvoir ?
L’intégration du genre passe par 3 étapes : 1) l’analyse du contexte (étude genre), 2) l’analyse du projet sur la base des résultats de l’étude genre (continuum de genre) et 3) l’ajustement des actions en fonction. L’étape 1 se fait de manière participative avec la population : on mène des groupes de discussion (focus groups) non-mixtes par genre et par âge pour que chacun puisse s’exprimer plus librement sans les contraintes sociales de qui a le droit de parole. Je demande aussi maintenant à ce que deux points focaux genre soient identifiés dans les équipes (une femme et un homme), pour nous accompagner. Ce qui permet un transfert de compétences. L’idéal serait d’intégrer également des points focaux au niveau de la communauté. Ensuite les étapes 2 et 3 se font avec les équipes sur la base du continuum de genre pour que les recommandations soient formulées par les équipes et non les consultants. De nouveau cette étape devrait inclure à minima des représentants de la communauté, parfois on y arrive, parfois le temps des consultances est trop court !
Cette question est une très bonne question, même dans mon action anthropologique vise à donner une voix à la population et l’action de valorisation et d’empowerment vise à intégrer les équipes dans l’interprétation des résultats pour ajuster ensemble le projet, je trouve qu’on pourrait faire mieux ! Souvent la population n’est pas suffisamment intégrée lors de la restitution des résultats, on ne donne pas les outils pour questionner. Il faudrait également former et intégrer des points focaux genre dans la population qui pourraient travailler en binôme avec leurs compères au niveau du projet pour éviter une posture moralisatrice de « connaissant » (équipes projet/personnel de santé…) vis-à-vis de « non-connaissant » (« la communauté »).
Quels sont les écueils méthodologiques les plus fréquents dans l’intégration du genre dans les projets de santé publique, et comment les contourner sans tomber dans la technicisation ?

Je pense qu’on peut en lister beaucoup : le fait de penser que genre, c’est seulement la parité en termes du nombre de femmes et hommes dans les actions ; de penser que présence = participation active ; de penser que s’il y a des femmes dans les équipes, alors les préoccupations des femmes seront automatiquement adressées ; le fait de penser que genre c’est cibler uniquement les femmes ; le fait de penser que si on répond aux besoins d’une femme on répond aux besoins de toutes les femmes (sans prise en compte des enjeux intersectionnels liés à l’âge, au handicap, à la culture, à l’ethnicité, à la migration etc.) ; le fait de renforcer les stéréotypes à travers des images de femmes qui amènent les enfants au centre de santé (et non d’hommes) ; les projets qui approchent les femmes comme victimes et non actrices… Plusieurs outils simples peuvent aider à aller au-delà de ces biais. Une analyse des stéréotypes sur les femmes et les hommes et de leur impact par exemple sur l’accès à la santé peut permettre de commencer à comprendre ce que le genre signifie en pratique. Le continuum de genre permet de regarder chaque élément d’un projet pour décider à quel niveau le genre est pris en compte. La participation active peut être encouragée à travers des espaces de dialogue non-mixtes et dans des espaces existants de dialogue, par exemple en impliquant les OSC de femmes et d’hommes, de populations spécifiques. La posture est finalement le point central dans cette approche. Mettre ses lunettes genre signifie voir le monde à travers le vécu d’autres personnes, sans jugement, et adapter le projet en fonction.
Comment adaptez-vous vos outils d’analyse et de sensibilisation dans des contextes de forte instabilité (crises, déplacements, épidémies), sans renoncer à la complexité ?
J’ai mené une étude genre et choléra aux Comores pour la Croix-Rouge en pleine épidémie. Cette étude a été menée directement après une formation genre et épidémies ce qui a permis de mobiliser les équipes pour mener des focus groupes non-mixtes dans les zones les plus touchées. Ce « snapshot » a été mené sur une semaine. En s’appuyant sur une méthodologie qualitative rapide, nous avons chaque soir foit le point pour faire ressortir les thématiques clés. En fin de semaine nous avons fait une restitution aux acteurs pour permettre une prise en compte immédiate dans leurs actions. Nous avons par exemple identifié les facteurs qui expliquent pourquoi en début d’épidémie les jeunes hommes de moins de 25 ans étaient les plus touchés par la maladie. En effet, à l’adolescence, les jeunes hommes commencent souvent à vivre seuls, ils mangent à l’extérieur sans la possibilité de se laver les mains avant ; les latrines sont partagés ; ils partagent cigarettes ou boisons d’une même bouteille ; ils jouent aux cartes ensemble et se serrent la main (les femmes ne se serrent pas la main) ; ils mangent dans des plats partagés ; aucun dispositif de lavage des mains n’était disponible dans la majorité des lieux de rencontre.
Pour ce qui est de la sensibilisation, l’analyse genre a permis de comprendre que le message simplifié (et infantilisant) de dire que le choléra est la maladie des mains sales influence négativement les gestes barrières appliquées : on va associer le choléra à la saleté et alors ballayer la cours pour l’éviter – ceci alors que les notions de bactéries est bien connue, et le besoin de se laver les mains pour les éviter aussi. Les messages ont pu ensuite être ajustés ce qui a aidé à promouvoir les bons gestes barrières.
La boîte à outils genre et épidémies et le module de formation développés pour la Croix-Rouge avec Olga Bautista est disponible ici en français et là en anglais.
Quelles formes de résistance locale aux normes de genre avez-vous observées, et comment les valorisez-vous dans vos interventions sans les folkloriser, notamment à Madagascar et à La Réunion, vos principaux terrains?
Le genre est souvent perçu comme une notion occidentale qui vient de l’extérieur, qui ne s’applique pas au contexte local. Ce ne sont pas que les hommes qui défendent le statu quo mais également les femmes qui ont tellement intériorisé les stéréotypes qu’elles ne vont pas accepter l’aide de leur mari dans le cuisine par exemple (même si les choses évoluent un peu partout). Il s’agit de déconstruire les idées préconçues et aussi de montrer comment les stéréotypes peuvent être un poids autant pour les femmes (ne pas avoir le droit de travailler loin de la maison) que pour les hommes (le devoir de subvenir seuls aux besoins de la famille). Il existe aussi des outils pour aider à intégrer comme la situation spécifique d’une personne peut représenter de multiples barrières dans l’accès aux services. Par exemple, lors du Power Walk sur l’accès aux soins, chacun s’imagine être un personnage avec des contraintes spécifiques (par exemple une adolescente enceinte qui le cache à ses parents et habite dans un village reculé) et n’avance vers le centre de santé que si son personnage est en mesure d’accomplir l’action décrite (par exemple s’informer sur son corps, décider seule sur sa grossesse…). De nouveau la posture est importante. Il s’agit de présenter le genre comme un outil pour mieux atteindre les objectifs du projet pour tous et pour toutes en répondant aux besoins spécifiques et en prenant en compte les contraintes de chacun.
Comment conciliez-vous les impératifs de rapidité des acteurs humanitaires avec la temporalité longue de l’appropriation locale des outils genre ?
L’idéal est un temps long de consultance !! Depuis que j’ai eu l’opportunité de travailler avec l’association ATIA et le F3E sur l’intégration du genre dans un projet d’empowerment des femmes des bidons villes en Inde et à Madagascar, sur une consultance de 18 mois, j’essaie faire rajouter un temps de suivi de l’intégration du genre. La consultance avec ATIA était sur 18 mois ce qui a permis de mener une étude genre, ensuite de développer un atelier genre de 3 jours sur la base de l’étude, de proposer des outils, de les tester, que les équipes choisissent ceux qui leur conviennent en les adaptant si besoin. En même temps le snapshot genre et choléra s’était fait sur une semaine puis encore 2 semaines pour la rédaction du rapport. Ensuite c’est les acteurs locaux qui ont pris le relais en menant de nouveaux focus groups pour savoir si les ajustements notamment en matière de communication avaient eu un impact.
Selon vous, comment l’anthropologie du genre peut-elle contribuer à reconfigurer les politiques publiques de santé dans l’espace francophone africain, au-delà des injonctions normatives ?
Lors d’une consultance auprès du Ministère des affaires étrangères de Madagadcar, j’ai pu appliquer les méthodologies proposées ci-dessus pour mener une analyse genre, migration et diaspora malgache pour le projet TADY. Nous avons ensuite fait un atelier genre sur 2 jours qui intégrait un webinaire pour permettre aux associations de la diaspora de partager leurs expérience de prise en compte du genre. Le deuxième genre, le continuum de genre a été utilisé pour analyser le projet et proposer des recommandations pour mieux prendre en compte la situation de personas clés par exemple une migrante domestique exploitée au Moyen Orient ou un chauffeur travaillant au noir en France. Cet exercice a permis d’ajuster l’approche et les actions. Le projet met maintenant en ouvre par exemple une formation écoute et accompagnement des victimes de VBG pour les syndicats et les Ministères partenaires.
Il reste bien sûr un travail important à mener, et ceci à tous les niveaux : chez les individus, les familles, les leaders, les OSC, les ministères, dans la loi. Trouver les points d’entrés acceptables, les axes qui agissent pour le genre sans agir contre les intérêts, catalyser les personnes leviers, s’appuyer sur l’exemple d’autres pays peut représenter une clé pour convaincre et créer des cercles vertueux depuis la communauté jusqu’aux politiques.
Propos recueillis par
Baltazar ATANGANA
noahatango@yahoo.ca



