L’or bleu africain : richesse promise, femmes oubliées
L’économie bleue s’impose comme un levier stratégique pour les pays africains, dans un contexte marqué par l’intensification des crises et les recompositions géopolitiques. Pourtant, derrière les ambitions maritimes, les femmes — actrices clés des chaînes de valeur — demeurent marginalisées. Sans une inclusion réelle et structurée, la mer ne deviendra pas en Afrique un moteur de transformation, mais le reflet persistant des inégalités. Un article de Baltazar ATANGANA, expert en genre.

L’Afrique redéfinit, aujourd’hui, ses rapports à la mer. Longtemps perçue comme accessoire, la façade maritime devient centrale dans les stratégies de développement, de souveraineté et de résilience. L’économie bleue, consacrée par l’Union africaine comme « nouvelle frontière de la renaissance africaine » dans l’Agenda 2063, s’impose progressivement comme levier de transformation. Avec 38 États côtiers ou insulaires sur 54 et plus de 13 millions de km² de zones maritimes, le continent dispose d’un capital géostratégique considérable. Plus de 90 % des échanges commerciaux africains transitent par la mer, et plusieurs pays ont déjà intégré cette dynamique dans leurs politiques nationales : les Seychelles avec leur plan de développement bleu, l’Afrique du Sud via l’opération Phakisa, le Togo, le Sénégal, le Maroc ou encore le Cap-Vert avec des stratégies articulées autour de la pêche durable, de l’aquaculture, du transport maritime et de la biotechnologie. Ce virage vers l’économie bleue ne relève pas d’un simple repositionnement sectoriel : il traduit une volonté d’industrialisation constante, de diversification économique et de sécurisation alimentaire à l’échelle continentale.
Sécurité alimentaire, innovation et gouvernance environnementale
Les ressources halieutiques africaines nourrissent déjà près de 200 millions de personnes. Dans des pays comme le Ghana, la Guinée ou le Sénégal, elles couvrent jusqu’à 50 % des besoins en protéines animales. À l’horizon 2050, avec une population estimée à 2,5 milliards d’habitants, la mer devient un enjeu vital de sécurité alimentaire. Mais cette abondance est menacée par la surpêche, souvent illégale, qui épuise les stocks. En Afrique de l’Ouest, la moitié des réserves halieutiques sont surexploitées, et selon la FAO, jusqu’à 50 % des prises entre le Sénégal et le Nigeria proviendraient de la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN). Face à ce pillage, la Charte de Lomé adoptée en 2016 propose une gouvernance régionale fondée sur la coopération, la transparence et la justice intergénérationnelle. Mais sa mise en œuvre reste inégale, freinée par des intérêts divergents et une faible coordination institutionnelle.
Parallèlement, l’économie bleue ouvre des perspectives d’innovation. Le Maroc développe la culture d’algues marines à Dakhla et Tarfaya, avec des coopératives féminines en première ligne. En Tunisie, BioVecQ a permis d’améliorer la qualité des produits de la pêche. Au Bénin, le Centre Songhaï de Porto-Novo combine aquaculture, agriculture et production énergétique à partir d’eaux usées. Ces initiatives montrent que l’économie bleue peut être un terrain fertile pour la recherche, l’entrepreneuriat et la valorisation des savoirs locaux, à condition d’être soutenue par des politiques publiques cohérentes.
Les femmes en première ligne, mais toujours en marge
L’un des paradoxes les plus criants de cette ruée vers l’or bleu réside dans l’invisibilisation des femmes. En Afrique de l’Ouest, elles assurent près de 80 % de la commercialisation des produits de la mer. À Cotonou, les mareyeuses du marché Dantokpa gèrent des flux économiques quotidiens considérables sans reconnaissance institutionnelle. À Joal-Fadiouth au Sénégal, elles sont les piliers de la chaîne de valeur post-capture. Pourtant, leur travail reste sous-rémunéré, leur expertise marginalisée, leur accès aux financements et aux espaces de décision quasi inexistant.
L’économie bleue pourrait être un formidable levier d’inclusion sociale, mais elle ne le deviendra que si elle reconnaît pleinement le rôle des femmes, professionnalise les filières féminines, valorise les métiers connexes (transformation, logistique, tissage de filets) et garantit une redistribution adéquate des ressources et des opportunités. Sans justice de genre, l’économie bleue restera une économie grise, incapable de répondre aux défis structurels du continent dans un contexte marqué, plus que par le passé, par les polycrises.
L’Afrique est à un tournant décisif. L’économie bleue ne doit pas être simplement envisagée comme une opportunité sectorielle, mais comme un cadre de refondation du développement, capable d’articuler justice sociale, résilience climatique et souveraineté économique. Cette promesse ne sera tenue que si elle s’appuie sur une gouvernance environnementale exigeante, une valorisation stratégique des savoirs locaux, et surtout, une reconnaissance structurelle du rôle des femmes. Car sans elles, la mer ne portera pas l’Afrique vers l’avenir — elle l’ancrera dans ses inégalités passées.
Baltazar ATANGANA
noahatango@yahoo.ca